LE LABORATOIRE ARGENTIN
- Introduction
- Expériences collectives de formation politique
- Nouvelles Subjectivations néolibérales
- Pulsions entrepreneuriales baroques
- Organisation féministe et résistance par le bas
- L'avènement (im)prévu de Milei
- Occuper l'État pour le détruire
- La génération spéculative et sacrificielle
- Identifications et interpellations de genre
- Néofascismes d'en haut et d'en bas
- Militantisme joyeux en contexte critique
- Version intégrale
Introduction
Prologue
Verónica Gago est une universitaire féministe. Autrement dit, elle ne fait pas de distinction entre son activisme féministe et son travail universitaire. Elle n’est pas une universitaire “pure” et le féminisme n’a jamais été pour elle une simple carrière universitaire. En réalité, elle s’identifie davantage au féminisme qu’aux études de genre, même si ses travaux sont largement lus dans ce domaine. Elle milite depuis longtemps en Amérique latine, notamment contre la néolibéralisation du monde universitaire. Plus récemment, elle s’est engagée dans des mouvements sociaux tels que Marea Verde (Marée verte, sur le droit à l’avortement), Ni Una Menos (Pas une de moins, sur les violences sexuelles) ou Huelga Feminista (Grève féministe, qui implique également une critique féministe du néolibéralisme). D’une manière générale, Verónica Gago défend une vision du travail universitaire qui s’appuie sur la “recherche militante”.
La double nature de son travail explique également pourquoi son point de départ est toujours ancré dans le contexte argentin où elle vit, milite, enseigne et mène ses recherches. Plus qu’un simple contexte, il s’agit d’un héritage, qui remonte à la lutte des Madres de Plaza de Mayo (Mères de la place de Mai) contre la "Guerre sale" menée par la dictature argentine à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Le lien entre militantisme et monde universitaire est à double sens. Non seulement les universitaires comme Verónica Gago apprennent de leur participation aux mouvements sociaux, mais inversement, il existe aussi une forte demande de théorie politique parmi les militant·es. Il suffit de penser à Las Tesis au Chili, une chorégraphie féministe qui a résonné dans le monde entier : ces « thèses » sont certes des performances mais elles font directement référence aux travaux de l’anthropologue Rita Segato, également argentine, sur le féminicide.
Aujourd’hui, le contexte argentin est bien sûr incarné par Javier Milei. Les travaux de Verónica Gago permettent de comprendre la généalogie de ce nouveau régime, depuis l’effondrement du gouvernement De la Rua en 2001 jusqu’à la présidence de Mauricio Macri, en passant par le retour du péronisme avec Nestor Kirchner et Cristina Fernandez. Dans les années 1970, le coup d’État d’Augusto Pinochet a fait du Chili un laboratoire néolibéral avec les Chicago Boys en charge de la politique économique du dictateur. Avec l’élection de Milei en 2023, c’est l’Argentine qui est le nouveau laboratoire latino-américain du néolibéralisme dans sa version mutante. En effet, le nouveau président n’est pas seulement une figure nationale ; comme en témoignent les ravages du « département de l’efficacité gouvernementale », le second mandat de Donald Trump a érigé l’économie “à la tronçonneuse” de Milei en modèle.
Toutefois, il ne s’agit là que de l’étage supérieur du laboratoire, celui du “néolibéralisme d’en haut”. Or, Verónica Gago explore également la partie inférieure de cet édifice, une tâche entamée avec son livre Neoliberalism From Below, “le néolibéralisme d’en bas”, dont la version espagnole date de 2014. Porter le regard vers le bas lui permet de comprendre pourquoi, contrairement au Chili de 1973, un coup d’État n’a pas été nécessaire pour porter Milei au pouvoir en Argentine, cinquante ans plus tard. Son succès électoral, comme ceux de ses émules dans d’autres pays, révèle comment le néolibéralisme mutant affecte les subjectivités – soit encore comment de nouveaux sujets politiques se reconnaissent dans l’éloge libertarien de “la liberté, bordel !” (La libertad, carajo !). Cela nous amène à repenser les articulations entre les néolibéralismes “d’en haut” et “d’en bas”, et donc à articuler politiques économiques et pratiques sociales ordinaires.
Le travail de Verónica Gago, sur ses versants militant et universitaire, démontre que le féminisme n’est pas un domaine circonscrit de luttes politiques ; il ne traite pas uniquement de questions spécifiques aux femmes, telles que les droits reproductifs. Au contraire, il s'agit d'une perspective qui éclaire un large éventail de questions économiques, sociales et politiques. La meilleure preuve du pouvoir heuristique du féminisme réside dans les attaques dont les féministes sont les cibles, tout particulièrement en Argentine, en réaction à la popularité de leurs mobilisations. Et il en va de même ailleurs, comme l’attestent les campagnes internationales contre la soi-disant “idéologie du genre”.
Dans Une lecture féministe de la dette, un ouvrage coécrit avec Luci Cavallero et désormais disponible en espagnol, en anglais et en français, Verónica Gago montre comment le néolibéralisme et ses mutations peuvent être examinés à travers le prisme féministe. La politique, comme la finance, commence chez soi. Elle étend ensuite son analyse à la relation entre cryptomonnaie et masculinité chez les jeunes partisans de Milei et Trump, ainsi qu'au danger d'effémination nationale que le président argentin et son homologue américain associent aux programmes sociaux, voire aux déficits commerciaux dans le cas de Trump.
Le prisme féministe de Verónica Gago attire notre attention sur la dimension affective de la descente du néolibéralisme vers le néofascisme : elle se concentre sur le côté sadique du régime mutant de Milei – à savoir son recours à la cruauté comme outil de mobilisation – mais aussi sur son côté masochiste – illustré par son appel fréquent au sacrifice, pour le bien de la nation ou même au nom de la liberté. Bien sûr, aujourd'hui, le tableau est sombre. Mais les mobilisations féministes en Argentine et plus généralement en Amérique latine ont également remporté d'importantes victoires ces dernières années. La puissance féministe que Veronica Gago analyse et célèbre dans son livre de 2019 intitulé La Potencia Feminista et sous-titré “une envie de tout changer” s’impose comme un formidable remède à la dépression militante.
Notre entretien a eu lieu à Paris, le 1er avril 2025.
Prologue
Verónica Gago est une universitaire féministe. Autrement dit, elle ne fait pas de distinction entre son activisme féministe et son travail universitaire. Elle n’est pas une universitaire “pure” et le féminisme n’a jamais été pour elle une simple carrière universitaire. En réalité, elle s’identifie davantage au féminisme qu’aux études de genre, même si ses travaux sont largement lus dans ce domaine. Elle milite depuis longtemps en Amérique latine, notamment contre la néolibéralisation du monde universitaire. Plus récemment, elle s’est engagée dans des mouvements sociaux tels que Marea Verde (Marée verte, sur le droit à l’avortement), Ni Una Menos (Pas une de moins, sur les violences sexuelles) ou Huelga Feminista (Grève féministe, qui implique également une critique féministe du néolibéralisme). D’une manière générale, Verónica Gago défend une vision du travail universitaire qui s’appuie sur la “recherche militante”.
La double nature de son travail explique également pourquoi son point de départ est toujours ancré dans le contexte argentin où elle vit, milite, enseigne et mène ses recherches. Plus qu’un simple contexte, il s’agit d’un héritage, qui remonte à la lutte des Madres de Plaza de Mayo (Mères de la place de Mai) contre la "Guerre sale" menée par la dictature argentine à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Le lien entre militantisme et monde universitaire est à double sens. Non seulement les universitaires comme Verónica Gago apprennent de leur participation aux mouvements sociaux, mais inversement, il existe aussi une forte demande de théorie politique parmi les militant·es. Il suffit de penser à Las Tesis au Chili, une chorégraphie féministe qui a résonné dans le monde entier : ces « thèses » sont certes des performances mais elles font directement référence aux travaux de l’anthropologue Rita Segato, également argentine, sur le féminicide.
Aujourd’hui, le contexte argentin est bien sûr incarné par Javier Milei. Les travaux de Verónica Gago permettent de comprendre la généalogie de ce nouveau régime, depuis l’effondrement du gouvernement De la Rua en 2001 jusqu’à la présidence de Mauricio Macri, en passant par le retour du péronisme avec Nestor Kirchner et Cristina Fernandez. Dans les années 1970, le coup d’État d’Augusto Pinochet a fait du Chili un laboratoire néolibéral avec les Chicago Boys en charge de la politique économique du dictateur. Avec l’élection de Milei en 2023, c’est l’Argentine qui est le nouveau laboratoire latino-américain du néolibéralisme dans sa version mutante. En effet, le nouveau président n’est pas seulement une figure nationale ; comme en témoignent les ravages du « département de l’efficacité gouvernementale », le second mandat de Donald Trump a érigé l’économie “à la tronçonneuse” de Milei en modèle.
Toutefois, il ne s’agit là que de l’étage supérieur du laboratoire, celui du “néolibéralisme d’en haut”. Or, Verónica Gago explore également la partie inférieure de cet édifice, une tâche entamée avec son livre Neoliberalism From Below, “le néolibéralisme d’en bas”, dont la version espagnole date de 2014. Porter le regard vers le bas lui permet de comprendre pourquoi, contrairement au Chili de 1973, un coup d’État n’a pas été nécessaire pour porter Milei au pouvoir en Argentine, cinquante ans plus tard. Son succès électoral, comme ceux de ses émules dans d’autres pays, révèle comment le néolibéralisme mutant affecte les subjectivités – soit encore comment de nouveaux sujets politiques se reconnaissent dans l’éloge libertarien de “la liberté, bordel !” (La libertad, carajo !). Cela nous amène à repenser les articulations entre les néolibéralismes “d’en haut” et “d’en bas”, et donc à articuler politiques économiques et pratiques sociales ordinaires.
Le travail de Verónica Gago, sur ses versants militant et universitaire, démontre que le féminisme n’est pas un domaine circonscrit de luttes politiques ; il ne traite pas uniquement de questions spécifiques aux femmes, telles que les droits reproductifs. Au contraire, il s'agit d'une perspective qui éclaire un large éventail de questions économiques, sociales et politiques. La meilleure preuve du pouvoir heuristique du féminisme réside dans les attaques dont les féministes sont les cibles, tout particulièrement en Argentine, en réaction à la popularité de leurs mobilisations. Et il en va de même ailleurs, comme l’attestent les campagnes internationales contre la soi-disant “idéologie du genre”.
Dans Une lecture féministe de la dette, un ouvrage coécrit avec Luci Cavallero et désormais disponible en espagnol, en anglais et en français, Verónica Gago montre comment le néolibéralisme et ses mutations peuvent être examinés à travers le prisme féministe. La politique, comme la finance, commence chez soi. Elle étend ensuite son analyse à la relation entre cryptomonnaie et masculinité chez les jeunes partisans de Milei et Trump, ainsi qu'au danger d'effémination nationale que le président argentin et son homologue américain associent aux programmes sociaux, voire aux déficits commerciaux dans le cas de Trump.
Le prisme féministe de Verónica Gago attire notre attention sur la dimension affective de la descente du néolibéralisme vers le néofascisme : elle se concentre sur le côté sadique du régime mutant de Milei – à savoir son recours à la cruauté comme outil de mobilisation – mais aussi sur son côté masochiste – illustré par son appel fréquent au sacrifice, pour le bien de la nation ou même au nom de la liberté. Bien sûr, aujourd'hui, le tableau est sombre. Mais les mobilisations féministes en Argentine et plus généralement en Amérique latine ont également remporté d'importantes victoires ces dernières années. La puissance féministe que Veronica Gago analyse et célèbre dans son livre de 2019 intitulé La Potencia Feminista et sous-titré “une envie de tout changer” s’impose comme un formidable remède à la dépression militante.
Notre entretien a eu lieu à Paris, le 1er avril 2025.
Biographie de Verónica Gago
Verónica Gago est professeure d'économie internationale et de cultures latino-américaines à l'université de Buenos Aires (UBA), où elle a obtenu son doctorat en sciences sociales. Elle enseigne également à l'Instituto de Altos Estudios, Universidad Nacional de San Martín (UNSAM), et a été conférencière invitée dans différentes institutions à travers le monde.
Elle coordonne le Groupe de recherche et d'intervention féministe (GIIF), le groupe de travail CLACSO (Conseil latino-américain des sciences sociales) consacré aux économies populaires, et est affiliée au Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET). Elle est également membre de la maison d'édition collective Tinta Limón Ediciones et écrit régulièrement dans divers médias sur des problématiques contemporaines, en particulier en Amérique latine.
Verónica Gago a publié de nombreux ouvrages et articles en Amérique latine, en Europe et aux États-Unis, et siège au conseil scientifique de plusieurs revues universitaires. Ses recherches se situent à l'intersection de l'économie politique critique et des mouvements sociaux internationaux, en particulier l'activisme féministe et la résistance populaire à la raison néolibérale. Elle est un membre de premier plan du mouvement féministe Ni una menos et a également fait partie du collectif de recherche militant Situaciones.
OUVRAGES
2012. Controversia: una lengua del exilio. Biblioteca Nacional.
2015. La razón neoliberal: economías barrocas y pragmática popular. Tinta Limón / Traficantes de Sueños. [2017. Neoliberalism from Below: Popular Pragmatics and Baroque Economies. Duke University Press]
2019. La potencia feminista: o el deseo de cambiarlo todo. Tinta Limón / Traficantes de Sueños. [2021. La Puissance Féministe, ou le désir de tout changer. Divergences éditions]
2020. La Internacional Feminista: luchas en los territorios y contra el neoliberalismo. (Editor). Tinta Limón / Traficantes de Sueños. [2020. Feminist International: How to Change Everything. Verso]
2020. Una Lectura Feminista de la Deuda. Tinta Limón / Traficantes de Sueños (with Lucia Cavallero). [2021. A Feminist Reading of Debt. Pluto Press]
2022. La casa como laboratorio: finanzas, vivienda y trabajo esencial. Tinta Limón/Fundación Rosa Luxemburgo (with Lucía Cavallero). [2024. The Home as Laboratory: Finance, Housing, and Feminist Struggle. Common Notions]
2023. Eco-feminismos: la sostenibilidad de la vida. Icaria Editorial (with Yayo Herrero).
Biographie de Verónica Gago
Verónica Gago est professeure d'économie internationale et de cultures latino-américaines à l'université de Buenos Aires (UBA), où elle a obtenu son doctorat en sciences sociales. Elle enseigne également à l'Instituto de Altos Estudios, Universidad Nacional de San Martín (UNSAM), et a été conférencière invitée dans différentes institutions à travers le monde.
Elle coordonne le Groupe de recherche et d'intervention féministe (GIIF), le groupe de travail CLACSO (Conseil latino-américain des sciences sociales) consacré aux économies populaires, et est affiliée au Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET). Elle est également membre de la maison d'édition collective Tinta Limón Ediciones et écrit régulièrement dans divers médias sur des problématiques contemporaines, en particulier en Amérique latine.
Verónica Gago a publié de nombreux ouvrages et articles en Amérique latine, en Europe et aux États-Unis, et siège au conseil scientifique de plusieurs revues universitaires. Ses recherches se situent à l'intersection de l'économie politique critique et des mouvements sociaux internationaux, en particulier l'activisme féministe et la résistance populaire à la raison néolibérale. Elle est un membre de premier plan du mouvement féministe Ni una menos et a également fait partie du collectif de recherche militant Situaciones.
OUVRAGES
2012. Controversia: una lengua del exilio. Biblioteca Nacional.
2015. La razón neoliberal: economías barrocas y pragmática popular. Tinta Limón / Traficantes de Sueños. [2017. Neoliberalism from Below: Popular Pragmatics and Baroque Economies. Duke University Press]
2019. La potencia feminista: o el deseo de cambiarlo todo. Tinta Limón / Traficantes de Sueños. [2021. La Puissance Féministe, ou le désir de tout changer. Divergences éditions]
2020. La Internacional Feminista: luchas en los territorios y contra el neoliberalismo. (Editor). Tinta Limón / Traficantes de Sueños. [2020. Feminist International: How to Change Everything. Verso]
2020. Una Lectura Feminista de la Deuda. Tinta Limón / Traficantes de Sueños (with Lucia Cavallero). [2021. A Feminist Reading of Debt. Pluto Press]
2022. La casa como laboratorio: finanzas, vivienda y trabajo esencial. Tinta Limón/Fundación Rosa Luxemburgo (with Lucía Cavallero). [2024. The Home as Laboratory: Finance, Housing, and Feminist Struggle. Common Notions]
2023. Eco-feminismos: la sostenibilidad de la vida. Icaria Editorial (with Yayo Herrero).