LE CONSENSUS DE WALL STREET
- Introduction
- Théorie critique de la macro-finance
- La formation d’un “consensus”
- Le délitement des régimes d’après-guerre
- Consensus de Washington VS consensus de Wall Street
- Le pacte d’investissabilité
- Sur la notion de “derisking”
- Variétés de partenariats
- Carottes et Bâtons ?
- Spéculations sur le facteur Trump
- Mutations et résilience du consensus de Wall Street
- Vers le Grand État Vert ?
- Version intégrale
Introduction
Biographie de Daniela Gabor
Daniela Gabor est une économiste hétérodoxe, professeure à la School of Oriental and African Studies à Londres. S’inscrivant dans l’héritage d’Hyman Minsky, elle a participé à l’élaboration de la théorie critique de la macro-finance. Son travail porte sur les banques centrales, les marchés repo, et plus globalement sur les relations entre finance et État, qu’elle caractérise sous le nom de "consensus de Wall Street".
Daniela Gabor a travaillé comme experte auprès du Parlement européen, du G20, du programme Financing for Development des Nations Unies, de la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine, et pour des banques centrales.
Elle écrit un livre sur le consensus de Wall Street qui sera publié aux éditions Norton. Elle a co-publié Rewriting the Rules of the European Economy avec Joseph Stiglitz et Isabel Ortiz pour la Fondation européenne d’études progressistes en 2019, le Routledge Companion to Banking Regulation and Reform avec Ismail Ertürk en 2017, Central Banking at a Crossroads avec Charles Goodhart, Jakob Vestergaard et Ismail Ertürk en 2014.
Elle a obtenu son doctorat en banque et finance à l’Université de Stirling en 2009.
Biographie de Daniela Gabor
Daniela Gabor est une économiste hétérodoxe, professeure à la School of Oriental and African Studies à Londres. S’inscrivant dans l’héritage d’Hyman Minsky, elle a participé à l’élaboration de la théorie critique de la macro-finance. Son travail porte sur les banques centrales, les marchés repo, et plus globalement sur les relations entre finance et État, qu’elle caractérise sous le nom de "consensus de Wall Street".
Daniela Gabor a travaillé comme experte auprès du Parlement européen, du G20, du programme Financing for Development des Nations Unies, de la Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine, et pour des banques centrales.
Elle écrit un livre sur le consensus de Wall Street qui sera publié aux éditions Norton. Elle a co-publié Rewriting the Rules of the European Economy avec Joseph Stiglitz et Isabel Ortiz pour la Fondation européenne d’études progressistes en 2019, le Routledge Companion to Banking Regulation and Reform avec Ismail Ertürk en 2017, Central Banking at a Crossroads avec Charles Goodhart, Jakob Vestergaard et Ismail Ertürk en 2014.
Elle a obtenu son doctorat en banque et finance à l’Université de Stirling en 2009.
Prologue
Un jour d'octobre 2011, Barack Obama a fait pleurer Angela Merkel. L'incident s'est produit lors d'une réunion du G20 quand le président américain a insisté pour que la Banque centrale européenne achète des obligations du Trésor grec. Afin de comprendre pourquoi la perspective d'un assouplissement quantitatif a pu arracher des larmes à une politicienne réputée pour son impassibilité, nous avons besoin des outils de ce que Daniela Gabor appelle la théorie critique de la macrofinance.
Inspirée par l'économiste postkeynésien Hyman Minsky, la macrofinance étudie les relations entre le capital et l'État au prisme du dispositif formé par les ministères des Finances, les banques centrales, les institutions financières internationales et les investisseurs privés. L'approche de Daniela Gabor est “critique” parce qu'elle historicise les rôles assumés par les différents acteurs et montre comment la transformation de leurs interactions résulte de luttes politiques impliquant les détenteurs d'actifs et les organismes publics, mais aussi les syndicats et les mouvements sociaux. La périodisation qui en résulte correspond à une succession de régimes macrofinanciers. Chacun d’eux se distingue par un consensus sur ce que l'on peut attendre des gouvernements, des banquiers centraux et de la finance de marché.
Au cours des trois décennies qui ont suivi la conférence de Bretton Woods, le consensus entre les pays occidentaux reposait sur le bien fondé d’un alignement des politiques fiscales et monétaires, afin d'aider l'État à garantir le plein emploi et à investir dans les services publics et la couverture des risques. À la fin des années 1970, cependant, les pressions inflationnistes dues aux revendications sociales dans les pays du Nord et à la remise en cause du système d'échanges inégaux par les pays du Sud ont précipité l’avènement d’un régime connu sous le nom de consensus de Washington.
Milton Friedman, dont les déclarations se sont alors imposées comme le sens commun, appelait à dissocier la politique monétaire de la politique budgétaire, quitte à infliger des chocs récessifs aux économies. Pour manifester leur indépendance, les banquiers centraux devaient faire de la stabilité des prix leur seule préoccupation. Aussi réclamaient-ils qu’à la suite de Margaret Thatcher, les élus fassent le serment de renoncer à toute création monétaire inconsidérée. Contraints de privatiser les entreprises publiques et de libéraliser le marché du travail, les gouvernements acquis au consensus de Washington ne s’efforçaient pas moins de convertir l’austérité en promesse. Selon eux, laisser les investisseurs privés allouer les ressources à leur guise était à terme le meilleur moyen d’améliorer le bien-être de leurs administrés.
Peu contestée jusqu’au début du 21ème siècle, l’orthodoxie néolibérale a ensuite cessé de faire l’unanimité. Pour autant, les institutions financières sont demeurées trop puissantes, même après la crise de 2008, pour permettre le retour du régime de Bretton Woods. Ainsi s’explique l'apparition de ce que Daniela Gabor appelle le consensus de Wall Street. Sous ce nouveau régime, les États ont de nouveau été habilités à se fixer des objectifs ambitieux, même au risque de contrarier une chancelière allemande. En revanche, il leur est demeuré interdit de prendre les mesures qui leur auraient permis de financer ces projets sur leurs propres deniers.
Au lieu d’investir pour leur compte, les responsables politiques convertis à la nouvelle donne ont donc conclu des “pactes d’investissabilité” dont l’objectif était d’inciter des investisseurs privés à financer la réalisation de leurs ambitions. Devenu « dé-risqueur », explique Daniela Gabor, l’État ne se borne plus à laisser le capital financier s’investir comme il l’entend : désormais, il s’agit de lui donner l’envie d’aller dans la bonne direction. Aux allègements fiscaux et aux déréglementations généralisés succèdent des crédits d’impôts et des assouplissements réglementaires réservés aux investisseurs qui se disent désireux de rendre la planète plus verte et la pauvreté plus rare.
L’avènement de l'État dérisqueur soulève alors deux séries de questions. La première, qui est au cœur du travail de Daniela Gabor, concerne la différence entre les consensus de Washington et de Wall Street. Peut-on considérer que le second amorce une rupture avec la rationalité néolibérale qui informe le premier ou doit-on plutôt admettre que des initiatives telles que l'horizon 2030 de la Banque mondiale, la loi sur la réduction de l'inflation de l'administration Biden et le Pacte vert européen relèvent pour l’essentiel du greenwashing et de la privatisation déguisée des biens publics ?
Pour la gauche, l’enjeu est considérable. Entrer dans la logique du “de-risking” revient en effet à considérer que l’argent privé pourrait être mobilisé pour le bien public, à condition d’ajouter des bâtons aux carottes – par exemple en pénalisant les investissements “sales” comme on récompense les contributions à la transition énergétique. À l’inverse, rejeter le principe même du consensus de Wall Street implique de considérer que seul un Grand État vert peut nous sauver. Dans un cas la question est de savoir si le capital peut être discipliné, dans l’autre si la planification peut être démocratisée.
Enfin, la deuxième série d’interrogations porte sur la viabilité du consensus de Wall Street à l’ère Trump 2.0. Peut-on encore parler d'un État dérisqueur lorsque les crédits d'impôt cèdent la place à une étrange combinaison d’abattements fiscaux et de tarifs douaniers ? Et que restera-t-il de la logique néolibérale si le président orange parvient à plier la Réserve fédérale à sa volonté ? Si Daniela Gabor estime que le régime de dérisking est en train de muter plutôt que de disparaître, elle note également que les consensus macrofinanciers sont généralement sur le point de s'effondrer lorsque les dirigeants des puissances dominantes commencent à se plaindre d'être exploités par des alliés ingrats. Ce fut le cas de Richard Nixon lorsqu'il a décidé de suspendre la convertibilité du dollar en or, mais aussi des dirigeants soviétiques juste avant la perestroïka. Le retour de l'hégémon geignard pourrait-il annoncer la fin du consensus de Wall Street ?
Notre entretien a eu lieu à Paris, le 11 avril 2025.
Prologue
Un jour d'octobre 2011, Barack Obama a fait pleurer Angela Merkel. L'incident s'est produit lors d'une réunion du G20 quand le président américain a insisté pour que la Banque centrale européenne achète des obligations du Trésor grec. Afin de comprendre pourquoi la perspective d'un assouplissement quantitatif a pu arracher des larmes à une politicienne réputée pour son impassibilité, nous avons besoin des outils de ce que Daniela Gabor appelle la théorie critique de la macrofinance.
Inspirée par l'économiste postkeynésien Hyman Minsky, la macrofinance étudie les relations entre le capital et l'État au prisme du dispositif formé par les ministères des Finances, les banques centrales, les institutions financières internationales et les investisseurs privés. L'approche de Daniela Gabor est “critique” parce qu'elle historicise les rôles assumés par les différents acteurs et montre comment la transformation de leurs interactions résulte de luttes politiques impliquant les détenteurs d'actifs et les organismes publics, mais aussi les syndicats et les mouvements sociaux. La périodisation qui en résulte correspond à une succession de régimes macrofinanciers. Chacun d’eux se distingue par un consensus sur ce que l'on peut attendre des gouvernements, des banquiers centraux et de la finance de marché.
Au cours des trois décennies qui ont suivi la conférence de Bretton Woods, le consensus entre les pays occidentaux reposait sur le bien fondé d’un alignement des politiques fiscales et monétaires, afin d'aider l'État à garantir le plein emploi et à investir dans les services publics et la couverture des risques. À la fin des années 1970, cependant, les pressions inflationnistes dues aux revendications sociales dans les pays du Nord et à la remise en cause du système d'échanges inégaux par les pays du Sud ont précipité l’avènement d’un régime connu sous le nom de consensus de Washington.
Milton Friedman, dont les déclarations se sont alors imposées comme le sens commun, appelait à dissocier la politique monétaire de la politique budgétaire, quitte à infliger des chocs récessifs aux économies. Pour manifester leur indépendance, les banquiers centraux devaient faire de la stabilité des prix leur seule préoccupation. Aussi réclamaient-ils qu’à la suite de Margaret Thatcher, les élus fassent le serment de renoncer à toute création monétaire inconsidérée. Contraints de privatiser les entreprises publiques et de libéraliser le marché du travail, les gouvernements acquis au consensus de Washington ne s’efforçaient pas moins de convertir l’austérité en promesse. Selon eux, laisser les investisseurs privés allouer les ressources à leur guise était à terme le meilleur moyen d’améliorer le bien-être de leurs administrés.
Peu contestée jusqu’au début du 21ème siècle, l’orthodoxie néolibérale a ensuite cessé de faire l’unanimité. Pour autant, les institutions financières sont demeurées trop puissantes, même après la crise de 2008, pour permettre le retour du régime de Bretton Woods. Ainsi s’explique l'apparition de ce que Daniela Gabor appelle le consensus de Wall Street. Sous ce nouveau régime, les États ont de nouveau été habilités à se fixer des objectifs ambitieux, même au risque de contrarier une chancelière allemande. En revanche, il leur est demeuré interdit de prendre les mesures qui leur auraient permis de financer ces projets sur leurs propres deniers.
Au lieu d’investir pour leur compte, les responsables politiques convertis à la nouvelle donne ont donc conclu des “pactes d’investissabilité” dont l’objectif était d’inciter des investisseurs privés à financer la réalisation de leurs ambitions. Devenu « dé-risqueur », explique Daniela Gabor, l’État ne se borne plus à laisser le capital financier s’investir comme il l’entend : désormais, il s’agit de lui donner l’envie d’aller dans la bonne direction. Aux allègements fiscaux et aux déréglementations généralisés succèdent des crédits d’impôts et des assouplissements réglementaires réservés aux investisseurs qui se disent désireux de rendre la planète plus verte et la pauvreté plus rare.
L’avènement de l'État dérisqueur soulève alors deux séries de questions. La première, qui est au cœur du travail de Daniela Gabor, concerne la différence entre les consensus de Washington et de Wall Street. Peut-on considérer que le second amorce une rupture avec la rationalité néolibérale qui informe le premier ou doit-on plutôt admettre que des initiatives telles que l'horizon 2030 de la Banque mondiale, la loi sur la réduction de l'inflation de l'administration Biden et le Pacte vert européen relèvent pour l’essentiel du greenwashing et de la privatisation déguisée des biens publics ?
Pour la gauche, l’enjeu est considérable. Entrer dans la logique du “de-risking” revient en effet à considérer que l’argent privé pourrait être mobilisé pour le bien public, à condition d’ajouter des bâtons aux carottes – par exemple en pénalisant les investissements “sales” comme on récompense les contributions à la transition énergétique. À l’inverse, rejeter le principe même du consensus de Wall Street implique de considérer que seul un Grand État vert peut nous sauver. Dans un cas la question est de savoir si le capital peut être discipliné, dans l’autre si la planification peut être démocratisée.
Enfin, la deuxième série d’interrogations porte sur la viabilité du consensus de Wall Street à l’ère Trump 2.0. Peut-on encore parler d'un État dérisqueur lorsque les crédits d'impôt cèdent la place à une étrange combinaison d’abattements fiscaux et de tarifs douaniers ? Et que restera-t-il de la logique néolibérale si le président orange parvient à plier la Réserve fédérale à sa volonté ? Si Daniela Gabor estime que le régime de dérisking est en train de muter plutôt que de disparaître, elle note également que les consensus macrofinanciers sont généralement sur le point de s'effondrer lorsque les dirigeants des puissances dominantes commencent à se plaindre d'être exploités par des alliés ingrats. Ce fut le cas de Richard Nixon lorsqu'il a décidé de suspendre la convertibilité du dollar en or, mais aussi des dirigeants soviétiques juste avant la perestroïka. Le retour de l'hégémon geignard pourrait-il annoncer la fin du consensus de Wall Street ?
Notre entretien a eu lieu à Paris, le 11 avril 2025.