NÉOLIBÉRALISME TARDIF

Quinn SLOBODIAN Propos recueillis le 01 Février 2025

INTRODUCTION

Prologue

Lorsqu’en 2016, Donald Trump accède pour la première fois à la Maison blanche, les vaincus troquent bientôt leur stupeur initiale contre deux types d’interprétations. Pour les uns, le succès du magnat de l’immobilier procède d’une révolte, certes mal dirigée, contre l’ordre néolibéral des décennies précédentes. Tout milliardaire qu’il est, le candidat républicain aurait réussi à galvaniser ceux qu’on appelle les « perdants » de la mondialisation en leur promettant tout à la fois de relocaliser les industries, de fermer les frontières aux travailleurs migrants et de venger le peuple des humiliations infligées par les élites culturelles. À l’inverse, les tenants de la seconde interprétation insistent plutôt sur les continuités entre la nouvelle administration et celles qui l’ont précédée. Car derrière les postures populistes de Donald Trump, la fiscalité régressive et la déréglementation des flux financiers sont plus que jamais à l’ordre du jour. Loin du changement radical annoncé, on n’assisterait qu’au ravalement de façade d’un capitalisme ébranlé par la crise de 2008.

Aux yeux de l’historien canadien Quinn Slobodian, la thèse d’une rupture avec le néolibéralisme n’est pas fondée. Pour autant, il se garde bien de sous-estimer la nouveauté représentée par le trumpisme. Son attention se porte en effet sur les mutations internes au néolibéralisme dont le second mandat de Donald Trump est aujourd’hui l’aboutissement. C’est que pour lui, néolibéral n’est pas le nom d’une doctrine économique fixée dans le marbre et attachée à la libre circulation des facteurs de production. Il y voit plutôt l’expression changeante d’un souci persistant : celui de sanctuariser la rentabilité du capital en la préservant des menaces auxquelles l’exposent les manifestations de la souveraineté populaire.

Ainsi, après la crise de 1929, les néolibéraux se sont surtout alarmés de l’essor des totalitarismes. Le nazisme, et bien davantage encore le communisme. Puis, dans les premières décennies d’après-guerre, leur inquiétude s’est déplacée vers le « socialisme rampant » qu’ils associaient aussi bien au compromis social keynésien qu’à la décolonisation du Sud global. Pour autant, les penseurs néolibéraux que Quinn Slobodian décrit dans son livre Les Globalistes n’ont pas plaidé pour le retour au laisser-faire d’avant 1914. Ils ont plutôt milité pour un redéploiement du pouvoir d’État et des règles du droit international destiné à prémunir les mécanismes du marché contre les demandes d’égalité susceptibles de les compromettre.

Jusqu’à la fin de la guerre froide, les intellectuels dont Quinn Slobodian étudie la trajectoire demeurent relativement confiants dans la possibilité de discipliner les régimes démocratiques. En revanche, la chute de l’empire soviétique les trouve paradoxalement un peu désenchantés mais aussi plus ambitieux qu’auparavant. Désormais convaincus que la démocratie, même dûment corsetée, est incompatible avec l’épanouissement de la liberté telle qu’ils la conçoivent, certains d’entre eux, généralement qualifiés de libertariens, vont alors imaginer des solutions plus radicales.

Les uns, dont Quinn Slobodian relate les aventures dans Le Capitalisme de l’apocalypse, gagent l’avenir dont ils rêvent sur la multiplication de zones franches. Celles-ci sont tantôt constituées en cités-états souveraines et tantôt insérées dans le territoire d’Etats-nations existants. Mais dans les deux cas, l’important est que ces enclaves soient affranchies de toute forme de contrôle démocratique. Quant aux protagonistes de Hayek’s Bastards, le plus récent des livres de l’historien, c’est sur la réhabilitation de thèses que l’on croyait définitivement disqualifiées, en matière de monnaie, d’intelligence et même de race, qu’ils entendent construire une société imperméable aux revendications égalitaires.

Longtemps, les « bâtards de Hayek » dépeints par Slobodian sont restés cantonnés dans les marges sulfureuses du monde académique. Reste que désormais, leurs disciples et leurs idées sont au cœur de l’appareil d’État de la plus grande puissance mondiale. C’est pourquoi il nous a semblé si important de demander à l’historien des mutations de la pensée néolibérale de nous éclairer sur la généalogie du trumpisme.

Notre entretien avec Quinn Slobodian a eu lieu à Paris, le premier février 2025.




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Prologue

Lorsqu’en 2016, Donald Trump accède pour la première fois à la Maison blanche, les vaincus troquent bientôt leur stupeur initiale contre deux types d’interprétations. Pour les uns, le succès du magnat de l’immobilier procède d’une révolte, certes mal dirigée, contre l’ordre néolibéral des décennies précédentes. Tout milliardaire qu’il est, le candidat républicain aurait réussi à galvaniser ceux qu’on appelle les « perdants » de la mondialisation en leur promettant tout à la fois de relocaliser les industries, de fermer les frontières aux travailleurs migrants et de venger le peuple des humiliations infligées par les élites culturelles. À l’inverse, les tenants de la seconde interprétation insistent plutôt sur les continuités entre la nouvelle administration et celles qui l’ont précédée. Car derrière les postures populistes de Donald Trump, la fiscalité régressive et la déréglementation des flux financiers sont plus que jamais à l’ordre du jour. Loin du changement radical annoncé, on n’assisterait qu’au ravalement de façade d’un capitalisme ébranlé par la crise de 2008.

Aux yeux de l’historien canadien Quinn Slobodian, la thèse d’une rupture avec le néolibéralisme n’est pas fondée. Pour autant, il se garde bien de sous-estimer la nouveauté représentée par le trumpisme. Son attention se porte en effet sur les mutations internes au néolibéralisme dont le second mandat de Donald Trump est aujourd’hui l’aboutissement. C’est que pour lui, néolibéral n’est pas le nom d’une doctrine économique fixée dans le marbre et attachée à la libre circulation des facteurs de production. Il y voit plutôt l’expression changeante d’un souci persistant : celui de sanctuariser la rentabilité du capital en la préservant des menaces auxquelles l’exposent les manifestations de la souveraineté populaire.

Ainsi, après la crise de 1929, les néolibéraux se sont surtout alarmés de l’essor des totalitarismes. Le nazisme, et bien davantage encore le communisme. Puis, dans les premières décennies d’après-guerre, leur inquiétude s’est déplacée vers le « socialisme rampant » qu’ils associaient aussi bien au compromis social keynésien qu’à la décolonisation du Sud global. Pour autant, les penseurs néolibéraux que Quinn Slobodian décrit dans son livre Les Globalistes n’ont pas plaidé pour le retour au laisser-faire d’avant 1914. Ils ont plutôt milité pour un redéploiement du pouvoir d’État et des règles du droit international destiné à prémunir les mécanismes du marché contre les demandes d’égalité susceptibles de les compromettre.

Jusqu’à la fin de la guerre froide, les intellectuels dont Quinn Slobodian étudie la trajectoire demeurent relativement confiants dans la possibilité de discipliner les régimes démocratiques. En revanche, la chute de l’empire soviétique les trouve paradoxalement un peu désenchantés mais aussi plus ambitieux qu’auparavant. Désormais convaincus que la démocratie, même dûment corsetée, est incompatible avec l’épanouissement de la liberté telle qu’ils la conçoivent, certains d’entre eux, généralement qualifiés de libertariens, vont alors imaginer des solutions plus radicales.

Les uns, dont Quinn Slobodian relate les aventures dans Le Capitalisme de l’apocalypse, gagent l’avenir dont ils rêvent sur la multiplication de zones franches. Celles-ci sont tantôt constituées en cités-états souveraines et tantôt insérées dans le territoire d’Etats-nations existants. Mais dans les deux cas, l’important est que ces enclaves soient affranchies de toute forme de contrôle démocratique. Quant aux protagonistes de Hayek’s Bastards, le plus récent des livres de l’historien, c’est sur la réhabilitation de thèses que l’on croyait définitivement disqualifiées, en matière de monnaie, d’intelligence et même de race, qu’ils entendent construire une société imperméable aux revendications égalitaires.

Longtemps, les « bâtards de Hayek » dépeints par Slobodian sont restés cantonnés dans les marges sulfureuses du monde académique. Reste que désormais, leurs disciples et leurs idées sont au cœur de l’appareil d’État de la plus grande puissance mondiale. C’est pourquoi il nous a semblé si important de demander à l’historien des mutations de la pensée néolibérale de nous éclairer sur la généalogie du trumpisme.

Notre entretien avec Quinn Slobodian a eu lieu à Paris, le premier février 2025.




Biographie de Quinn Slobodian

Quinn Slobodian est professeur d’histoire internationale à la Frederick S. Pardee School of Global Studies de l’Université de Boston. Ses ouvrages ont été traduits en dix langues, et incluent récemment Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, et Hayek’s Bastards : Race, Gold, IQ and the Capitalism of the Far Right.

Il a été chercheur associé à la Chatham House et a bénéficié de bourses de recherche résidentielles à Harvard et à la Freie Universität de Berlin. Il codirige le projet History and Political Economy et siège au comité de rédaction de l’American Historical Review.

En 2024, le magazine Prospect UK l’a désigné comme l’un des 25 penseurs les plus influents au monde.


Bibliographie sélectionnée

Ouvrages 

Hayek’s Bastards: Race, Gold, IQ and the Capitalism of the Far Right (New York: Zone Books, 2025).

Crack-Up Capitalism: Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy (New York: Metropolitan, 2023).

Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2018).

Foreign Front: Third World Politics in Sixties West Germany (Durham, NC: Duke University Press, 2012).

Volumes édités

Market Civilizations: Neoliberals East and South. eds. Quinn Slobodian and Dieter Plehwe (New York: Zone Books, 2022).

Nine Lives of Neoliberalism, eds. Dieter Plehwe, Quinn Slobodian, and Philip Mirowski (New York: Verso, 2020).

Comrades of Color: East Germany in the Cold War World, ed. Quinn Slobodian (New York: Berghahn Books, 2015).

Articles académiques

“The Ethno-Economy: Peter Brimelow and the Capitalism of the Far Right,” Journal of American Studies. Published online 2024: 1-24. doi:10.1017/S002187582400015X.

“The Unequal Mind: How Charles Murray and the Free Market Think Tanks Revived IQ,” Capitalism: A Journal of History and Economics 4, no. 1 (Winter 2023), 73-108.

“Anti-68ers and the Racist-Libertarian Alliance: How a Schism among Austrian School Neoliberals Helped Spawn the Alt Right,” Cultural Politics 15, no. 3 (2019), 372-386.

“Perfect Capitalism, Imperfect Humans: Race, Migration, and the Limits of Ludwig von Mises’s Globalism,” Contemporary European History 28, no. 2 (2019): 143-155.

Articles de presse

“Elon Musk Wants Us to Have More Children,” New Statesman, July 29, 2024.

“How Techno-Libertarians Fell in Love with Big Government,” Project Syndicate, 13 Jun 2024.

“Nixon and the Art of Trade War,” New Statesman, 17 May 2024.

“The Rise of the New Tech Right,” New Statesman, 13 Sep 2023.

“Cryptocurrency’s Dream of Escaping the Global Financial System is Crumbling,” The Guardian, 5 Jul 2021.

“Trump, Populists and the Rise of Right-Wing Globalization,” New York Times, October 22, 2018

“You live in Robert Lighthizer’s World Now,” Foreign Policy, August 6, 2018


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Biographie de Quinn Slobodian

Quinn Slobodian est professeur d’histoire internationale à la Frederick S. Pardee School of Global Studies de l’Université de Boston. Ses ouvrages ont été traduits en dix langues, et incluent récemment Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, et Hayek’s Bastards : Race, Gold, IQ and the Capitalism of the Far Right.

Il a été chercheur associé à la Chatham House et a bénéficié de bourses de recherche résidentielles à Harvard et à la Freie Universität de Berlin. Il codirige le projet History and Political Economy et siège au comité de rédaction de l’American Historical Review.

En 2024, le magazine Prospect UK l’a désigné comme l’un des 25 penseurs les plus influents au monde.


Bibliographie sélectionnée

Ouvrages 

Hayek’s Bastards: Race, Gold, IQ and the Capitalism of the Far Right (New York: Zone Books, 2025).

Crack-Up Capitalism: Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy (New York: Metropolitan, 2023).

Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2018).

Foreign Front: Third World Politics in Sixties West Germany (Durham, NC: Duke University Press, 2012).

Volumes édités

Market Civilizations: Neoliberals East and South. eds. Quinn Slobodian and Dieter Plehwe (New York: Zone Books, 2022).

Nine Lives of Neoliberalism, eds. Dieter Plehwe, Quinn Slobodian, and Philip Mirowski (New York: Verso, 2020).

Comrades of Color: East Germany in the Cold War World, ed. Quinn Slobodian (New York: Berghahn Books, 2015).

Articles académiques

“The Ethno-Economy: Peter Brimelow and the Capitalism of the Far Right,” Journal of American Studies. Published online 2024: 1-24. doi:10.1017/S002187582400015X.

“The Unequal Mind: How Charles Murray and the Free Market Think Tanks Revived IQ,” Capitalism: A Journal of History and Economics 4, no. 1 (Winter 2023), 73-108.

“Anti-68ers and the Racist-Libertarian Alliance: How a Schism among Austrian School Neoliberals Helped Spawn the Alt Right,” Cultural Politics 15, no. 3 (2019), 372-386.

“Perfect Capitalism, Imperfect Humans: Race, Migration, and the Limits of Ludwig von Mises’s Globalism,” Contemporary European History 28, no. 2 (2019): 143-155.

Articles de presse

“Elon Musk Wants Us to Have More Children,” New Statesman, July 29, 2024.

“How Techno-Libertarians Fell in Love with Big Government,” Project Syndicate, 13 Jun 2024.

“Nixon and the Art of Trade War,” New Statesman, 17 May 2024.

“The Rise of the New Tech Right,” New Statesman, 13 Sep 2023.

“Cryptocurrency’s Dream of Escaping the Global Financial System is Crumbling,” The Guardian, 5 Jul 2021.

“Trump, Populists and the Rise of Right-Wing Globalization,” New York Times, October 22, 2018

“You live in Robert Lighthizer’s World Now,” Foreign Policy, August 6, 2018