INTENTION GÉNOCIDAIRE

Eyal WEIZMAN Propos recueillis le 26 Janvier 2025

INTRODUCTION

Prologue

En octobre 2024, le collectif Forensic Architecture publie un rapport intitulé « Cartographie d’un génocide » et consacré à la campagne militaire israélienne dans la bande de Gaza au cours de l’année précédente. Le document de plus de 800 pages est accompagné d’une plateforme cartographique interactive construite à partir d’une très grande quantité de photos, de vidéos et d’images satellites. Il entend démontrer que les actes de violence infligés à la population gazaouie et à son environnement relèvent d’un projet génocidaire. Le rapport vient appuyer la plainte contre Israël déposée par l’Afrique du Sud à la Cour Internationale de Justice en décembre 2023 ainsi que le travail de la rapporteure spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens.

Forensic Architecture est le nom du groupe de chercheurs militants à l’initiative de « Cartographie d’un génocide » mais aussi de la discipline qu’ils ont contribué à créer. Fondé à Londres en 2010 et basé à l’université Goldsmiths, le collectif rassemble des architectes, des vidéastes, des informaticiens, des avocats et des journalistes. Leur travail d’investigation et de modélisation multimodale consiste à reconstituer et à exposer des crimes commis par des États en retournant contre eux les outils forensiques qu’ils sont d’ordinaire les seuls à manier.

Conduites à la demande d’associations locales ou en partenariat avec des organisations de défense des droits humains, les enquêtes de Forensic Architecture sont presque aussi nombreuses que les conflits qui déchirent la planète. Elles ont notamment porté sur des attaques de drones illégalement menées par l’armée américaine, sur le bombardement d’hôpitaux par les aviations russe et israélienne, sur des violences policières en Turquie, au Mexique, en Colombie et au Royaume Uni, sur des crimes environnementaux commis en Indonésie et en Grèce, sur l’implication des autorités européennes dans la disparition de migrants en méditerranée, sur l’occultation de preuves dans le traitement officiel d’incendies criminels à Londres et à Lesbos, ou encore sur les accointances des services secrets allemands avec des terroristes d’extrême droite.

Eyal Weizman, architecte israélo-britannique et professeur à l’Université Goldsmiths, est le fondateur et le directeur de Forensic Architecture. Avant d’aborder les conditions de production et la réception de « Cartographie d’un génocide », nous lui avons demandé de revenir sur les origines, la méthodologie et les évolutions du travail de Forensic Architecture, ainsi que sur les rapports privilégiés que le collectif n’a cessé d’entretenir avec la cause palestinienne.

Pour établir le caractère génocidaire des agissements du gouvernement israélien à Gaza depuis octobre 2023, Eyal Weizman et ses collègues sont partis du texte de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et en particulier de la clause qui qualifie de génocide la « soumission (d’un) groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Telle est en effet l’intention que trahissent les massacres et les déplacements forcés de civils mais aussi la destruction systématique du bâti et des infrastructures, de la culture et de l’agriculture gazaouies.

Au-delà du rapport lui-même et de ce qu’il révèle, tant de la stratégie israélienne que de l’avenir qu’elle dessine, nous avons interrogé Eyal Weizman sur l’histoire longue de Gaza et sur la place que cette région de la Palestine occupe dans le déploiement et les transformations du projet sioniste. Par ailleurs, Eyal Weizman est aussi revenu sur les rapports troublants entre le sort réservé aux Gazaouis et deux autres campagnes visant à saper les conditions d’existence d’un peuple et sur lesquelles Forensic Architecture a enquêté. L’un est le génocide perpétré par l’armée coloniale allemande contre les Namas et les Ovaherreros de Namibie, au tournant du 20ème siècle ; l’autre, est celui, des Ixil Mayas du Guatemala, sous la dictature du général Rios Montt et du chef d’état-major Benedicto Lucas García, entre 1978 et 1983.

Notre conversation s’est achevée sur l’évocation du futur proche que laissent entrevoir la prise de fonction de l’administration Trump, la criminalisation du soutien à la Palestine ainsi que les risques croissants auxquels s’exposent les populations affectées par la violence d’État lorsqu’elles diffusent des informations sur ce qui leur arrive.

Notre entretien avec Eyal Weizman a eu lieu à Paris, le 26 janvier 2025.

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Prologue

En octobre 2024, le collectif Forensic Architecture publie un rapport intitulé « Cartographie d’un génocide » et consacré à la campagne militaire israélienne dans la bande de Gaza au cours de l’année précédente. Le document de plus de 800 pages est accompagné d’une plateforme cartographique interactive construite à partir d’une très grande quantité de photos, de vidéos et d’images satellites. Il entend démontrer que les actes de violence infligés à la population gazaouie et à son environnement relèvent d’un projet génocidaire. Le rapport vient appuyer la plainte contre Israël déposée par l’Afrique du Sud à la Cour Internationale de Justice en décembre 2023 ainsi que le travail de la rapporteure spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens.

Forensic Architecture est le nom du groupe de chercheurs militants à l’initiative de « Cartographie d’un génocide » mais aussi de la discipline qu’ils ont contribué à créer. Fondé à Londres en 2010 et basé à l’université Goldsmiths, le collectif rassemble des architectes, des vidéastes, des informaticiens, des avocats et des journalistes. Leur travail d’investigation et de modélisation multimodale consiste à reconstituer et à exposer des crimes commis par des États en retournant contre eux les outils forensiques qu’ils sont d’ordinaire les seuls à manier.

Conduites à la demande d’associations locales ou en partenariat avec des organisations de défense des droits humains, les enquêtes de Forensic Architecture sont presque aussi nombreuses que les conflits qui déchirent la planète. Elles ont notamment porté sur des attaques de drones illégalement menées par l’armée américaine, sur le bombardement d’hôpitaux par les aviations russe et israélienne, sur des violences policières en Turquie, au Mexique, en Colombie et au Royaume Uni, sur des crimes environnementaux commis en Indonésie et en Grèce, sur l’implication des autorités européennes dans la disparition de migrants en méditerranée, sur l’occultation de preuves dans le traitement officiel d’incendies criminels à Londres et à Lesbos, ou encore sur les accointances des services secrets allemands avec des terroristes d’extrême droite.

Eyal Weizman, architecte israélo-britannique et professeur à l’Université Goldsmiths, est le fondateur et le directeur de Forensic Architecture. Avant d’aborder les conditions de production et la réception de « Cartographie d’un génocide », nous lui avons demandé de revenir sur les origines, la méthodologie et les évolutions du travail de Forensic Architecture, ainsi que sur les rapports privilégiés que le collectif n’a cessé d’entretenir avec la cause palestinienne.

Pour établir le caractère génocidaire des agissements du gouvernement israélien à Gaza depuis octobre 2023, Eyal Weizman et ses collègues sont partis du texte de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et en particulier de la clause qui qualifie de génocide la « soumission (d’un) groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Telle est en effet l’intention que trahissent les massacres et les déplacements forcés de civils mais aussi la destruction systématique du bâti et des infrastructures, de la culture et de l’agriculture gazaouies.

Au-delà du rapport lui-même et de ce qu’il révèle, tant de la stratégie israélienne que de l’avenir qu’elle dessine, nous avons interrogé Eyal Weizman sur l’histoire longue de Gaza et sur la place que cette région de la Palestine occupe dans le déploiement et les transformations du projet sioniste. Par ailleurs, Eyal Weizman est aussi revenu sur les rapports troublants entre le sort réservé aux Gazaouis et deux autres campagnes visant à saper les conditions d’existence d’un peuple et sur lesquelles Forensic Architecture a enquêté. L’un est le génocide perpétré par l’armée coloniale allemande contre les Namas et les Ovaherreros de Namibie, au tournant du 20ème siècle ; l’autre, est celui, des Ixil Mayas du Guatemala, sous la dictature du général Rios Montt et du chef d’état-major Benedicto Lucas García, entre 1978 et 1983.

Notre conversation s’est achevée sur l’évocation du futur proche que laissent entrevoir la prise de fonction de l’administration Trump, la criminalisation du soutien à la Palestine ainsi que les risques croissants auxquels s’exposent les populations affectées par la violence d’État lorsqu’elles diffusent des informations sur ce qui leur arrive.

Notre entretien avec Eyal Weizman a eu lieu à Paris, le 26 janvier 2025.

Biographie d'Eyal WEIZMAN

Eyal Weizman a fondé et dirige le collectif de recherche Forensic Architecture. Il est professeur de cultures spatiales et visuelles à Goldsmiths, Université de Londres, où il a créé en 2005 le Centre for Research Architecture. En 2007, il a créé avec Sandi Hilal et Alessandro Petti le collectif d'architectes DAAR à Beit Sahour en Palestine.

En 2019, il a été élu « life fellow » de la British Academy. En 2020, on lui a décerné le titre de MBE (membre de l'Empire britannique) pour « services rendus à l'architecture ». Il a reçu le London Design Award (2021) et le Mark Cousins Theory Award (2024). Forensic Architecture a reçu le Right Livelihood Award, un Peabody Award pour les médias interactifs, le prix de la Fondation européenne de la culture et le prix Charles Jencks du RIBA.

Eyal a obtenu un diplôme d'architecture de l'Architectural Association en 1998, et a reçu son doctorat en 2006 du London Consortium à Birkbeck, Université de Londres.


Il est l’auteur des ouvrages suivants:

A Civilian Occupation: The Politics of Israeli Architecture,with Rafi Segal and David Tartakover, London: Verso, 2003.

Hollow Land: Israel’s Architecture of Occupation, London: Verso, 2007.

The Least of All Possible Evils: Humanitarian Violence from Arendt to Gaza, London: Verso, 2011.

Mengele’s Skull: The Advent of Forensic Aesthetics, with Thomas Keenan, Berlin: Sternberg Press/Portikus, 2012.

Architecture After Revolution, with Alessandro Petti and Sandi Hilal. Berlin: Sternberg Press, 2013.

Before and After, with Ines Weizman, London/Moscow: Strelka Press, 2014.

FORENSIS, with Forensic Architecture, Berlin: Sternberg Press, 2014.

The Roundabout Revolutions, with Blake Fisher and Samaneh Moafi, Berlin: Sternberg Press, 2015.

The Conflict Shoreline: Colonization as Climate Change in the Negev Desert, with photography by Fazal Sheikh, Göttingen: Steidl and Cabinet Books, 2015

Forensic Architecture: Violence at the Threshold of Detectability, New York: MIT Press/Zone Books, 2017.

Investigative Aesthetics: Conflicts and Commons in the Politics of Truth, with Matthew Fuller, London: Verso, 2021.

The Police Shooting of Mark Duggan: Forensic Architecture Reports #1, New York: Cabinet books and London: ICA books, 2021.

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Biographie d'Eyal WEIZMAN

Eyal Weizman a fondé et dirige le collectif de recherche Forensic Architecture. Il est professeur de cultures spatiales et visuelles à Goldsmiths, Université de Londres, où il a créé en 2005 le Centre for Research Architecture. En 2007, il a créé avec Sandi Hilal et Alessandro Petti le collectif d'architectes DAAR à Beit Sahour en Palestine.

En 2019, il a été élu « life fellow » de la British Academy. En 2020, on lui a décerné le titre de MBE (membre de l'Empire britannique) pour « services rendus à l'architecture ». Il a reçu le London Design Award (2021) et le Mark Cousins Theory Award (2024). Forensic Architecture a reçu le Right Livelihood Award, un Peabody Award pour les médias interactifs, le prix de la Fondation européenne de la culture et le prix Charles Jencks du RIBA.

Eyal a obtenu un diplôme d'architecture de l'Architectural Association en 1998, et a reçu son doctorat en 2006 du London Consortium à Birkbeck, Université de Londres.


Il est l’auteur des ouvrages suivants:

A Civilian Occupation: The Politics of Israeli Architecture,with Rafi Segal and David Tartakover, London: Verso, 2003.

Hollow Land: Israel’s Architecture of Occupation, London: Verso, 2007.

The Least of All Possible Evils: Humanitarian Violence from Arendt to Gaza, London: Verso, 2011.

Mengele’s Skull: The Advent of Forensic Aesthetics, with Thomas Keenan, Berlin: Sternberg Press/Portikus, 2012.

Architecture After Revolution, with Alessandro Petti and Sandi Hilal. Berlin: Sternberg Press, 2013.

Before and After, with Ines Weizman, London/Moscow: Strelka Press, 2014.

FORENSIS, with Forensic Architecture, Berlin: Sternberg Press, 2014.

The Roundabout Revolutions, with Blake Fisher and Samaneh Moafi, Berlin: Sternberg Press, 2015.

The Conflict Shoreline: Colonization as Climate Change in the Negev Desert, with photography by Fazal Sheikh, Göttingen: Steidl and Cabinet Books, 2015

Forensic Architecture: Violence at the Threshold of Detectability, New York: MIT Press/Zone Books, 2017.

Investigative Aesthetics: Conflicts and Commons in the Politics of Truth, with Matthew Fuller, London: Verso, 2021.

The Police Shooting of Mark Duggan: Forensic Architecture Reports #1, New York: Cabinet books and London: ICA books, 2021.